2 ans auparavant, Daeffers & Shrieffer

— Chef, on a un problème, fit Shrieffer, après que Daeffers l'ait autorisé à entrer dans son bureau.

— Oui ? Qu'est ce que c'est ?

— J'ai préféré vous prévenir, j'ai pensé que vous voudriez le savoir tout de suite.

— Quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

— C'est D-61, chef, il a disparu.

Daeffers soupira, se massa les yeux en répondant :

— OK, racontez-moi ça.

— En fait, nous ne savons rien du tout. Il a bel et bien disparu. Il est introuvable. Il a largement dépassé l'heure de son rendez-vous téléphonique quotidien pour donner son rapport. Or il n'a jamais été en retard pour le rapport.

Daeffers fronça les sourcils.

— Il s'est fait buté, conclut-il froidement. Reste à savoir par qui, et comment ?

— Pas par la police, nous avons vérifié.

— Pas par la chinoise, affirma Daeffers. Shrieffer hocha la tête. La Chinoise était inoffensive. Daeffers cracha :

« Ah ! Schwartz ! Il s'est fait descendre par la black !

Faisant pivoter sa chaise, il commença à se masser le menton.

« Schwartz ! répéta-t-il avec violence. Quel con ! Et personne n'a appelé la police ?

— Non, fit Shrieffer, nous savons par le mouchard sur sa voiture que le sujet était sur l'autoroute et qu'elle a fait demi-tour pour revenir à tombeau ouvert, comme prévu. C'est confirmé par la police de la route, elle a été verbalisée électroniquement pour excès de vitesse. Problème supplémentaire, D-61 n'a pas eu le temps d'installer les nouvelles caméras, nous n'avons donc toujours rien sur le site.

Shrieffer le regarda, il ne savait pas s'il devait attendre une question ou continuer. Le chef était visiblement contrarié et quand il était dans cet état, il valait mieux le laisser prendre la main. Il était vrai que le résumé de la situation était pitoyable : on envoyait un élément capable, motivé, équipé, et on récupérait une viande froide.

— Cette black avait éventuellement le profil pour mettre un mec sur le carreau, mais celui-là ?

Daeffers secoua la tête, il ne parvenait pas à imaginer qu'un type comme D-61 puisse se faire avoir par une fille de cinquante kilos. Ce salaud avait été la crème de la crème, une brute aguerrie par des années d'interventions sanglantes, un expert des arts martiaux, du maniement du couteau et des armes à feu. Il était aussi connu pour partir en mission chargé jusqu'à la gueule aux amphétamines et armé jusqu'aux dents. Au cours d'une affaire précédente, il avait neutralisé trois hommes à mains nues. Sur une autre, il avait assassiné un personnage protégé par cinq gardes du corps en pénétrant de nuit dans sa villa, tuant les gardes au couteau, un par un sans se faire repérer, avant de loger un chargeur dans la tronche de sa cible et de la malheureuse qui avait commis l'erreur de partager son lit cette nuit-là. Daeffers avait du mal à imaginer qu'une femme seule puisse faire la peau à un type de ce genre. Elle avait dû avoir pas mal de chance. D'un autre côté, au vu des évènements récents, elle leur avait aussi indirectement rendu service en supprimant ce connard. Shrieffer, lui, avait la conviction que la lesbienne noire n'était pas née de la dernière pluie. Une fille black qui avait réussi à faire une carrière pareille, dans l'USAF puis dans l'ASI, devait avoir un maximum de ressort. En fait, Shrieffer, qui ne l'avait jamais physiquement rencontrée, avait l'impression de la connaître finalement bien, après avoir passé tous ces jours à étudier le dossier. En vérité, on pouvait même dire qu'il la connaissait intimement, ah ah, à force de mater toutes ces vidéos où les deux filles s'envoyaient en l'air. Mais du coup, en quelque sorte accidentellement, il avait acquis pour l'astronaute un respect certain. Pour cette raison, il avait renâclé à transmettre à D-61 cet ordre d'aller pratiquer une session d'intimidation physique, pas parce que l'ordre était immonde, Shrieffer n'en était plus à ce stade depuis des années, mais parce qu'il trouvait la méthode indigne de la cible, de la même façon que l'on ne dresse pas un cheval de race en lui donnant des coups de bâton dans le ventre. Il avait sincèrement redouté que D-61 ne parvienne pas à se maîtriser, car il avait eu l'intuition que le sujet serait devenu irrémédiablement impossible à manipuler si on lui abîmait sa greluche. Contrairement à ce que Daeffers semblait croire, Shrieffer pensait que cette fille n'était pas du genre que l'on pouvait mener par le bout du nez. Elle appartenait à une autre catégorie. Shrieffer aurait eu du mal à décrire ce qu'il ressentait, mais, si on le lui avait demandé, il aurait dit que pour autant qu'on puisse tenir son destin en main, cette fille le tenait, merci beaucoup, et au revoir. De la même façon, il avait acquis l'idée qu'il ne connaissait que quelques créatures féminines de cette classe. Shrieffer savait que l'apparence physique était importante pour ce type de considérations. Pourtant, il n'aimait ni les noires, ni les filles trop maigres. Comme beaucoup d'hommes, il n'aimait pas non plus les muscles apparents chez une femme, et il lui semblait que la noirceur de la peau de la liane chocolat accentuait ces reliefs, bien qu'il eût pu admettre que cela lui octroyait une allure racée de panthère, particulièrement impressionnante dans l'effort, comme certaines vidéos des filles à vélo dans la montagne ou en action au lit le montraient. En fait, Shrieffer avait du mal à admettre la nature du trouble que la consultation de certains enregistrements lui avait donné. Il avait été marqué par quelques séquences intimes volées, dont une en particulier, dans laquelle la black et son amante chinoise, chacune vêtue seulement de dessous minuscules, mais où l'érotisme dû à la nudité passait au second plan, s'approchaient l'une de l'autre en souriant, semblait-il en se croisant. Elles faisaient semblant de se tourner autour en se regardant dans les yeux, une main gracile tenant un coude. Puis elles s'enlaçaient comme à regret avec la lenteur savante de la délectation. Deux bras se levaient, avant finalement qu'elles plongent tendrement l'une vers l'autre en fermant les yeux, avec la grâce et la légèreté d'un couple de danseurs étoiles mimant des oiseaux, pour laisser leurs corps s'épouser dans un baiser brûlant. La mauvaise qualité de l'enregistrement, due au faible niveau de lumière, avait donné à cette séquence un cachet miraculeux. Comment était-il possible dans un monde aussi mesquin et quotidiennement vulgaire de trouver de telles pépites ? Comment ces filles pouvaient-elles improviser une danse aussi prodigieusement gracieuse ? Bien sûr, elles avaient la minceur et l'élégance de la stature et du geste, et une complicité impressionnante. Mais il avait semblé à Shrieffer que la fluidité inouïe de ce mouvement était révélatrice d'une énigme plus profonde, peut-être un pouvoir caché, une disposition dont il aurait aimé percer le mystère. Obnubilé par cette idée, Shrieffer s'était trouvé béat, pensif, et il avait remis la lecture à zéro, encore et encore, jusqu'à ce que la séquence se grave dans son cerveau. Il fut sorti de ses pensées par Daeffers :

— Passez-moi ça au peigne fin, c'est exactement le genre de mystère qu'on ne peut pas laisser planer. Putain de Schwartz ! En particulier, si on retrouve le corps, on la tiendra pour de bon.

Shrieffer pensa que ce n'était pas vrai. S'ils retrouvaient le corps, et en admettant qu'ils voulaient en faire un élément de chantage, alors, du coup, ils ne pourraient pas le déplacer. Par contre, s'ils utilisaient cet argument contre le sujet, elle aurait la possibilité, elle, de cacher le corps ailleurs. Or ce corps était hautement compromettant. En particulier, il était très possible pour un enquêteur affûté de remonter aux organisations pour lesquelles D-61 avait travaillé dans le passé, et même si aucune trace factuelle, aucune preuve recevable par un tribunal ne pouvait être retrouvée par ce limier, il lui serait néanmoins trivial de conclure que la présence d'un individu de ce type donnait immédiatement à l'affaire une teinte très particulière. Cependant, Shrieffer préféra garder le silence, car quand Daeffers était dans cet état d'énervement, il était imprudent de faire le malin. Shrieffer quitta le bureau de Daeffers la tête basse. Avec Daeffers, qu'on ait eu tort ou pas, on en prenait plein la figure de toute façon. En plus de cela, non seulement ils étaient maintenant effectivement sourds et aveugles, mais ils avaient désormais une capacité d'action très restreinte. Car D-61 avait aussi été choisi pour sa capacité à servir de fusible. Aucun agent officiel ne pouvait intervenir dans cette histoire, c'était le premier paragraphe de la lettre de mission, souligné en rouge, la manipulation devait rester rigoureusement intraçable. Shrieffer soupira, il était à court d'idées. Dans ces cas là, il faisait plancher l'une des grosses IA du quartier général pendant quelques heures. Il en ressortait des milliers de scénarios en majorité ineptes, mais la vérité était aussi quasiment toujours dans le lot. Le jeu, c'était de la trouver. Shrieffer se mit au travail, sans se douter que cette idée allait indirectement, en quelques heures, lui attirer énormément d'ennuis.